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mardi 8 juin 2010

De l’autre côté, la France[1]

Entre Suriname et Guyane, sur les îles du Maroni, les « Noirs réfugiés » ont reconstruit un morceau d’Afrique. Sur la rive française, une des plus vastes communes de la République : Pompidou-Papaïchton, administrée par une poignée de fonctionnaires européens. Il y a trente ans, au cœur de la forêt, le long du fleuve,c’était une société en équilibre. C’était avant. Avant les bouleversements qui ont fait explosé la Guyane passant d’un coup d’à peine 45 000 habitants à plus de 200 000, transformant ce pays grand comme un sixième de la France en une sorte de FarWest équatorial sans foi, ni loi, où tous les coups, surtout les mauvais, sont permis, et dont les premières victimes sont les populations de la forêt, les amérindiens et les « noirs réfugiés ». Souvenirs de ce qui a été irrémédiablement perdu…

Dans l'aube rose d'un petit matin guyanais, la pirogue fend l'eau du fleuve Maroni, lisse et plat comme un miroir. Quelques nappes de brouillard s'accrochent encore aux arbres. A la sortie d'un coude, posé sur la pointe d'une île en tre Guyane et Suriname, le vil lage d'Assissi avec, en toile de fond, la douce ondulation des monts Abounamis.

Au milieu des arbres, quelques maisons en delta, perchées sur des pilotis. Les toits sont en feuilles de wai, parfois en tôle. Les façades en bois sont sculptées ou finement décorées de motifs géométriques colorés.

Après avoir contourné de gros rochers noirs et anguleux, qui semblent défendre l'accès du village, nous pouvons accoster au ri vage en terre jaune. Autour des femmes, qui lavent la vaisselle ou la lessive, des enfants barbotent dans l'eau du fleuve. Assises sur de petits tabourets de bois, deux jeunes filles jouent au haagi, le wari (ou awélé) africain, dont les habitants de Cayenne et. des Antilles ont perdu le souvenir, et que pourtant l’ethnologue Alfred Métraux avait encore rencontré en 1935 à la Barbade.

Un homme passe près d'un groupe de femmes : " Mi weki joe, sisa. " “Mi weki joe, brada”… “Mi doeng mba »« Mi doeng saafi. »... Les salutations matinales prennent du temps, et les belles sonorités de la langue que les Noirs réfugiés ont créée rappellent celles de certaines langues africaines. Le taki-taki est un créole dont la syntaxe est d'origine africaine et dont la base lexicale est d'origine anglaise, portugaise et africaine. Appelé aussi sranan tongo, c'est la langue des quatre cent mille habitants du Suriname et d’autant d’émigrés surinamiens aux Pays-Bas.

Mais les Noirs réfugiés n'ont pas seule ment conservé l'Afrique de leurs ancêtres fang-ashanti dans leurs jeux, dans leur langue, dans leur musique ou dans leurs prati ques religieuses. Ils ont élaboré une nouvelle civilisation adaptée à leur environnement géographi que et culturel.

Les Européens, et ceux qui ont adopté leur mode de vie, ont toujours voulu nier l'environnement guyanais et « civiliser » cette forêt qui leur semblait vierge. Pour que la réussite ne soit pas éphémère, il faut l'argent des sociétés sucrières britanniques, qui ont développé, les grandes exploitations de Guyana ; il faut l'obstination et l'expérience des Hollandais, qui ont multiplié les polders au Suriname ; il faut partout verser un lourd tribut en vies hu maines: engagés, esclaves africains, travailleurs indiens ou javanais.

En quatre siècles, tous les efforts de la vieille Europe n'ont réussi qu'à égratigner ce coin d'Amazonie. Envoyés par les Pays-Bas, les premiers colons des Guyanes furent les juifs expulsés du Portugal au début du dix-septième siècle. Les razzias que les Français implantés à Cayenne, et surtout les Anglais, effectuèrent contre leurs planta tions les forcèrent « à prendre la forêt » avec leurs esclaves. Ce qui, bien évidemment, facilita la fuite de beaucoup. Protégés par cette forêt difficilement pénétrable, les « marrons » se réfugièrent, de plus en plus nombreux, au-delà des «sauts» (rapides) des rivières, que les Européens ne savaient pas franchir avec leurs bateaux.

Menant une guérilla pondant plus d'un siècle contre les Hollan dais, ils effectuèrent des raids contre les plantations, notam ment pour y libérer les esclaves. Un siècle avant Haïti, « première République noire », ils formèrent la première nation d'esclaves noirs libres d'Amérique. La cou ronne hollandaise reconnut leur indépendance en 1762.

Cinq tribus se formèrent ainsi successivement : Matawai, Kwinti, Saramacas, Djukas, puis Bonis. Ces derniers, repoussés vers l'intérieur près des villages indiens, cherchèrent à jouer des rivalités entre les deux puis sances coloniales et, en se fixant sur le fleuve Maroni, frontière entre la Guyane hollandaise et la Guyane française, ils obtinrent la protection de la France. Ils sont aujourd'hui plusieurs milliers. La plupart des autres Noirs réfugiés, près de quarante mille personnes, se sont établis le long des rivières du Suriname.

Avec les Amérindiens, ils sont donc les seuls habitants de l'inté rieur des Guyanes. Alors que la Guyane française vit dans une débâcle économique permanente depuis trois siècles et se réduit de plus en plus, comme une peau de chagrin, à la seule bande côtière autour de Cayenne, les Noirs ré fugiés ont élaboré la seule civili sation matérielle non autochtone qui ait réussi à prendre racine.

Loin d'être des « primitifs », ils sont «fermement attachés à leur village par le culte des ancêtres et ont élaboré une organisa tion sociale et un mode de vie parfaitement adaptés aux condi tions imposées par le milieu géo graphique. Leur forte organisa tion tribale, leurs aptitudes techniques en matière d'exploi tation forestière, de canotage et de construction, leur assurent un niveau matériel de vie supérieur à celui de la plupart des popula tions de l'Afrique noire »[2].

Cette réussite suscite l'envie des « créoles »[3] guyanais vi vant (moins bien) dans les mêmes régions que ceux qu'ils appellent de manière un peu méprisante les « Boschs ».

Un jeune fonctionnaire créole de Maripasoula constatait devant nous avec amertume: « Les allocations familiales leur permettent de s'acheter encore plus de moteurs, encore plus puissants, et des magnétophones stéréo, alors qu'elles nous permettent à peine de joindre les deux bouts».

Chaque année à la saison sèche, un abattis d'un hectare environ de forêt est défriché, brûlé, puis planté, et produira pendant un à deux ans avant d'être abandonné. Ce qui permet de lutter contre l'appauvrissement et le lessivage des sols tropicaux fragiles et d'éviter la terrible fourmi-manioc qui, en une nuit, nettoie un champ. La chasse et la pêche, et la pratique du salariat temporaire, complètent les revenus tirés de l'abattis. On paye d'ailleurs fort cher les techniques que les Noirs réfugiés sont les seuls à maîtriser.

Ainsi, ces « seigneurs du fleuve » demandent près de 3 000 F pour affréter une pirogue (en moyenne 1 tonne de charge) de Saint-Laurent-du-Maroni à Maripasoula, c'est-à-dire deux jours et demi de navigation.

En 1969, la plupart des Indiens et des Noirs bonis ont été francisés, et l'ancien territoire de l'Inini a été découpé en communes.

Cette mesure fut sévèrement condamnée par tous les ethnologues consultés, de, R: Jaulin à J. Hurault. Les travaux que ce géographe de l'I.G.N. a effectués de 1950 à 1970 traduisent son admiration pour les Noirs réfugiés.

Admiration réciproque, d'ailleurs: le souvenir de ce Blanc discret, venu de si loin apprendre leur langue et leur civilisation, est toujours vivace. A Assissi, on montre la maison dans laquelle il habitait, on imite sa voix très douce, on mime son tic de mettre la main en cornet derrière l'oreille pour faire répéter un mot qu'il ne connaissait pas. Ni journaliste ni explorateur, J. Hurault n'est sorti de sa réserve de scientifique que pour critiquer les manoeuvres politico-financières qui ont déclenché la «francisation collective des Indiens et des Noirs réfugiés de Guyane ».

L'administration leur a simplement posé la question: « Es-tu pour la France, pour le Brésil ou pour le Suriname ? », sans les avertir que leur réponse entraînerait l'obtention de la nationalité française.

Or, « les déclarer Français uni latéralement ou les inciter à se déclarer Français en les appâtant par des promesses d’allocations ou de subventions diverses, alors, qu'ils n'ont aucune notion de notre organisation et aucune conscience des obligations qui nous incombent, est contraire au droit des gens »[4].

Simples « protégés, français » jusqu'en 1969, les Bonis sont donc devenus des citoyens fran çais et l'administration a décidé de s'en occuper. « Il y a là des populations qui nous sont favorables », a dit un préfet au cours d'une réunion de travail dans un bureau climatisé de Cayenne.

A seulement une demi-heure de « canot » d'Assissi, le village de Papaïchton, rebaptisé Pompidou depuis la mort du président, est le centre administratif « côté français » : 200 mètres carrés de vitrine grâce à laquelle les auto rités justifient l'adjectif de Guyane dans Guyane française.

D'un côté, la gendarmerie, le dispensaire (tenu par les soeurs), l'école et les logements de fonction; de l'autre, le village « indigène». Entre les deux, une pelouse jaunie, sans arbre. Ce no man's land est intenable sous le soleil de midi, mais nécessité oblige: Les hélicoptères de la gendarmerie doivent pouvoir se poser.

Cet urbanisme, que l'on aurait pu croire disparu avec l'ère coloniale, se retrouve dans tous les centres administratifs du Maroni : Apatou, Grand-Santi, Papaïchton, Maripasoula. L'épouse d'un des deux gendarmes est très consciente de défendre la civilisation - française- aux frontières de la sauvagerie. Son mari a choisi l'outre-mer « à cause des avantages» qui permettent de doubler son salaire. Elle a de la chance : elle a trouvé du travail, comme secrétaire de mairie d'une des plus grandes communes de France, Grand-Santi Papaïchton.

Le maire est M: Tolinga, le « Gran Man » (chef) des Bonis. Comme il ne parle que taki-taki, un peu créole et presque pas français, les échanges qu'il peut avoir avec sa secrétaire de mairie (qui, elle, ne parle que français) sont forcément limités.

Lorsqu'elle, son mari et leurs enfants ont été parachutés là, alors qu'ils rêvaient de Tahiti ou des Antilles, cela a été dur malgré les « avantages ».

Pendant qu'elle répond à nos questions, son regard se perd dans le fouillis des arbres de la grande forêt équatoriale qui l'enserre de tous côtés et où elle ne voit que menaces et dangers.

Le premier choc passé, « on s'est organisé » entre les deux gendarmes, les deux instituteurs « métros » et leurs familles. De vant un monde dont ils ne comprennent ni la langue ni les va leurs, ils se resserrent tous autour du drapeau tricolore qui flotte bien haut devant la mairie.

Et l'on tue le temps en attendant les nouvelles de France relayées par FR 3 Guyane le matin à 6 heures (heure d'hiver), puis la partie de boules, arrosée de pastis, à 17 h 30, en attendant le courrier, la nourriture, les visites qui viennent de « métropole » via Cayenne. Figés dans leur perpétuelle attente, ces héros involon taires d'un Désert des Tartares à la française défendent une cause que la France ignore et sur la quelle l'histoire a déjà inscrit le mot « classé ». Chargée de faire respecter les lois, qui, au décret d'application près, s'adressent à tous les citoyens français, qu'ils soient de Mazamet, de Gif-sur Yvette ou de Papaichton; Mme la secrétaire de mairie pourrait revendiquer la devise de la Mai, son royale des Pays-Bas, ancienne puissance tutélaire de l'autre rive du fleuve : « Je maintiendrai ».

Maintenir, tout et dans les moindres détails. Verser la sécurité sociale, les allocations familiales, courir après les femmes bonis (« A quoi pensent-elles, et puis elles font tellement d'enfants ») pour qu'elles passent les visites prénatales. Bientôt, sans doute, il faudra distribuer l'allocation- chômage, ou l'allocation-logement, puisqu'elles viennent d'être étendues aux départements d'outre-mer.

Rouage de base de l'administration française, elle a engagé une véritable croisade contre l'ignorance des populations tribales. Pourtant, sa conviction faiblit quelque peu lorsqu'elle s'attaque à l'état civil. " Je ne suis pas raciste.. mais » les Bonis n'ont pas encore « compris » qu'ils devaient déclarer tous leurs enfants à la mairie. D'au tant que l'on ne sait plus qui est qui, puisque la filiation chez les Bonis se fait par la mère, et celle de l'état civil français par le père. En fait, sollicités d'un côté par le Suriname, de l'autre côté par la France, les Bonis, peuple du fleuve, cherchent à utiliser les avantages des deux rives.

Les garçons seront déclarés côté Suriname, où ils ne seront pas astreints au service national, où ils seront scolarisés en taki -taki et où l'éducation (même en internat) est gratuite. Les filles, elles, seront déclarées côté français pour toucher les allocations familiales.

Si les calculs électoraux n'étaient pas absents tors de la décision de « francisation », ils ont été déjoués. Après les premiers votes unanimistes et légitimistes, les électeurs bonis votent dans certains villages majoritairement à gauche. Un M.L.B. (Mouvement de libération boni indépendantiste) a fait son apparition. A Saint-Laurent-du Maroni, l'U.T.G. (Union des tra vailleurs guyanais, proche des milieux indépendantistes) a syndiqué 80 % à 90 % des ouvriers de l'industrie du bois, qui sont presque tous Noirs réfugiés. « II y a des populations qui nous sont favorables », a répété te préfet en esquissant le tracé de la nouvelle route qui reliera Saint -Laurent à Apatou, premier village boni sur le fleuve.

En effet, les populations tribales sont devenues un enjeu entre Paramaribo et Cayenne. La route va donc permettre à l'administration de mieux contrôler la rive française, au détriment du transport par pirogue sur le fleuve, dont les Bonis ont le monopole. Ce qui devrait lentement déséquilibrer leur économie et leur faire perdre leur indépendance.

Balayant cet argument, le Père Weber, qui supervise les travaux de construction d'une église, se félicite au contraire de voir Apatou devenir le premier village digne de ce nom. « Tout le haut du fleuve a les yeux fixés sur ce qui se passe ici ». Cherchant à faire des Bonis des agriculteurs à part entière, il a remarqué qu'il existe « un lien entre ardeur au travail et mariage chrétien ». L'avenir a pour nom « intégration »et « assimila tion ». Pourtant, là-haut sur son île, avec le Suriname dans le dos et la France de l'autre côté de l'eau boueuse du Maroni, Assissi ne semble pas sur le point de succomber aux délices de notre civi lisation.

Il est vrai que beaucoup de Noirs réfugiés gardent une claire conscience de leur supériorité.

Lorsque, en 1975, les envoyés du gouvernement de Paramaribo vinrent annoncer l'indépendance du Suriname aux chefs noirs réfugiés, ceux-ci leur répondirent avec mépris : « Nous, nous sommes indépendants depuis plus de deux siècles !»[5].



C'était en 1981... Aujourd’hui, l’actualité, ce sont des affrontements, sanglants entre les chercheurs d’or clandestins, souvent venus de l’immense Brésil voisin et les populations tribales. Que pourraient donc bien faire les quelques dizaines de gendarmes qui tentent de faire régner l’ordre républicain sur des centaines de kilomètres de frontières improbables ? Pas grand-chose : Le mercure utilisé au mépris de tous les interdits pour extraire l’or des innombrables ruisseaux et criques polluent tous les fleuves et le Maroni empoisonne tous ses riverains, notamment les enfants. Poussés par la pauvreté du Brésil, l’instabilité du Suriname, de la Guyana, plus loin même d’Haiti, les réfugiés ou immigrés ont débordé sur les rives françaises. Amérindiens et noirs réfugiés viennent grossir les bidonvilles de Saint-Laurent, Kourou ou Cayenne où jamais la violence n’avait atteint de tel sommet. Et personne n’imagine un seul instant que la création de l’immense Parc national de Guyane apportera un début de solution.


[1] (d’un article publié dans « Le Monde » du 28 Juin 1981)



[2] Jean Hurault : la Vie matérielle des Noirs réfugiés bonis et des indiens wayanas. ORSTOM 1965.



[3] En Guyane,le terme " créole » désigne les habitants nés dans le pays, à l'exception des populations tribales.



[4]J. Hurault : « La francisation des populations tribales de Guyane », Le Fait public n°16, mars 1970.

[5] Time, 12 juillet 1976.

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