Pour beaucoup, Michel Tournier qui vient de mourir, c’est
« Vendredi », dans sa version « pour enfants », étudiée
dans toutes les écoles : « Vendredi
ou la vie sauvage » ; Tant mieux si le plus grand nombre ne
retient de son œuvre que ce livre, car on y trouve toutes ses qualités :
Transformer et dynamiter les grands mythes de notre culture. Transformer la
philosophie en romans, et pas bas de gamme.
Vendredi n’est plus le sauvage civilisé par Robinson Crusoe
comme c’est le cas dans l’œuvre d’origine de Daniel Defoe. Il est au contraire
l’autre qui enrichit et transforme Robinson en lui faisant découvrir une autre
conception du monde. L’inverse de la colonisation qui est toujours une violence sur l’autre. C’est l’annonce
de notre monde contemporain qui s’enrichit, ou plutôt devrait s’enrichir par
l’apport des autres.
Mais il y a aussi, surtout ? « Le roi des Aulnes ». A une époque
où l’Allemagne est rarement aimée, parfois détestée, souvent jalousée, toujours
ridiculisée, « Achchch ! Frau
Merrrkel ! », alors que les allemands sont nos partenaires les
plus proches, incontournables, mais que nous sommes de moins en moins nombreux
à les connaître (Qui apprend encore l'allemand, vraiment ?) , cette œuvre de Michel Tournier est incontournable.
Une nouvelle
fois, un des grands mythes de la culture occidentale est exploré par
l’écrivain qui en fait un roman haletant, une épopée, un conte philosophique dans une langue superbe.
Car le roi des Aulnes est un des mythes de la culture allemande. Goethe
en a fait un des poèmes les plus connus, que même les incultes en langue
allemande peuvent réciter : « Wer
reitet so spät, durch Nacht und Wind. Es ist der Vater mit seinem Kind » :
« Quel est ce cavalier qui chevauche
dans la nuit et le vent. C’est le père avec son enfant ». Qu’ils peuvent
même chanter puisque Franz Schubert a transformé le poème en l’un de ses plus
beaux Lieder.
Le roi des Aulnes est un ogre qui dévore les enfants, Michel
Tournier en fait un ogre qui dirige un centre des jeunesses hitlériennes, dans
une forteresse au milieu des forêts profondes de la Prusse orientale. Il y
aurait tant à dire ce ce que l’on retire de la lecture du « Roi des Aulnes »,
mieux vaut le lire et s’autoriser toutes les lectures.
Tous les confrères qui ont eu la chance de rencontrer Michel
Tournier ont été passionnés. Comme Michel Martin Rolland dont le très beau livre
d’entretiens (1) est sans doute l’un des derniers réalisé avec Michel Tournier, dans
son presbytère de Choisel où il vient de mourir: « Lorsque la conversation cesse, il m’offre un communard – crème de
cassis et bourgogne rouge – que l’on sirote, debout dans la cuisine, en
admirant sous la fenêtre le jeu des chatons roux qui attendent preneurs et en
pariant sur les chances d’éclosion des roses en bouton devant l’assaut glacial
des fins de nuit qui donne tout son prix à la douceur ensoleillée de ces
dernières journées d’automne. Il les déguste du fond de son hiver ».
A la fin du poème de Goethe, le Roi des Aulnes, qui inspira
Tournier, le père qui chevauche n’arrive pas à arracher son enfant à la mort.
« Er hält in den Armen das ächzende
Kind, Erreicht den Hof mit Mühe und Not ; In seinen Armen das Kind war
tot ». « Il tient dans ses bras l'enfant gémissant, Il arrive à
grand peine à son port ; Dans ses bras l'enfant était mort. » Et dans
le Lied de Franz Schubert ce dernier mot « Tod », « mort »
provoque l’épouvante.
La chevauchée de Michel Tournier vient de s’achever.
Nous vivons une e-poque formidable.
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(1) Michel Tournier "Je
m'avance masqué ; entretiens avec Michel Martin-Rolland" Editions Ecriture
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